LES TÉMOIGNAGES

Panneau n°10 –  Témoignages

Bien que la presse ait publié des photos des camps prises par les Alliés lors de leur Libération, la confrontation avec la réalité est un choc terrible pour les amis et les familles… 

« J’allais très souvent à l’hôtel Lutétia espérant le rencontrer et un jour j’ai appris qu’il était arrivé. Les déportés étaient couchés à même le sol, de véritables cadavres. J’essayais de reconnaître parmi eux mon ami. Tout d’un coup, j’ai vu un de ces cadavres qui me suivait des yeux. C’était lui, méconnaissable. » Yves Jouffa[1]

La presse vient d’annoncer la libération de Bergen Belsen de Louis Martin-Chauffier. Sa femme Simone, note tous les appels téléphoniques de leurs amis heureux de cette nouvelle. - Liste des personnes prévenues de la libération de Louis Martin-Chauffier S.d. [Mai 1945] Fonds Louis et Simone Martin-Chauffier/IMEC.

10-EXP_6772_20101116_162206_sLa presse vient d’annoncer la libération de Bergen Belsen de Louis Martin-Chauffier.
Sa femme Simone, note tous les appels téléphoniques de leurs amis heureux de cette nouvelle. Ci-dessus  : La liste des personnes prévenues de la libération de Louis Martin-Chauffier S.d. [Mai 1945] Fonds Louis et Simone Martin-Chauffier/IMEC.

Pour les anciens déportés, le retour est complexe.
Comment exprimer l’inimaginable ? Comment informer les familles sur ces « absents », arrêtés par l’occupant et disparus dans « la nuit et le brouillard » des camps ?
Le décalage est énorme entre les rescapés et ceux qui les accueillent à leur retour.

Arrivée de déportés libérés au Bourget, 18 avril 1945

Les formalités administratives, sanitaires et médicales sont diversement appréciées.

« Les services d’accueil y étaient généreux, attentionnés, patients mais aussi désemparés par l’incroyable vision qu’ils avaient sous les yeux, personnellement je pesais trente-huit kilos… J’ai su que des camarades déportés critiquaient l’accueil au Lutetia. Moi je n’attendais rien de plus que la liberté et je l’avais. Certes, je revenais d’un autre monde, mais, résistant, je savais pourquoi les Allemands m’y avaient envoyé. J’étais libre et ne demandais rien d’autre. » Elie-Jacques Picard, cité par Nicole Clarence [2]

« … A l’hôtel Lutetia.  En descendant tant bien que mal de l’autobus, nous sommes assaillies par des dizaines de personnes tenant des photos, petites ou grandes…
« Regardez… vous l’avez vu…vous l’avez peut-être connu, il était fort… il paraissait jeune pour son âge… d’où venez-vous… où étiez-vous ? » – Auschwitz-Birkenau.

Le silence s’établit. Il devient de plus en plus pesant comme si ces photos étaient de lourdes tombes de pierre… » Louise Alcan [3]

Le silence des déportés face aux familles

« Cette foule anxieuse, nerveuse, à mille lieues de la dramatique réalité, était dure à affronter, car elle devenait, sans le vouloir, un reproche vivant aux survivants ». Georges Wellers [4]

« Lorsqu’un bus arrivait, les groupuscules s’aggloméraient, et c’était une foule qui accueillait les voyageurs.
Dès que le premier rapatrié mettait pied à terre, le silence s’installait. Tout passait par le regard. Leurs yeux cherchaient un visage, une attitude, une chevelure, un geste familier, mais l’oeil n’enregistrait que des silhouettes émincées, vidées de leur chair, des corps aux angles aigus dont on devinait les entrailles derrière la peau diaphane, des visages sans reliefs aux pupilles atones, des crânes rasés… »  Joseph Bialot [5]

« Au Lutetia, on nous a d’abord dit : « A la douche ! », ce qui m’a vexée…. ensuite on passait au brossage, à l’éponge, au DDT… On nous a considérées comme des bêtes… or nous étions revenues avec une petite jupe plissée, avec un chemisier, on avait envie d’être considérées comme des êtres humains. » Renée Eskénazi [6]

« Je fus mis entre les mains de la Croix Rouge pour y être désinfecté et habillé, des aides sûrement bénévoles… Après la douche, je pris mes cliques et mes claques, je dévalais l’escalier… au scout, j’ai dit : « Conduis-moi à la gare Montparnasse. » Qui a payé ? en tout cas, je suis arrivé en gare de Pontaubault. » Edouard Legourd, témoignage manuscrit à ses enfants [7]

« … Je reste au Lutetia une quinzaine de jours, saoul de vivre, de pouvoir disposer de moi-même, délivré de cette hantise qui nous avait poursuivi pendant des mois. Examen médical pleinement satisfaisant, radio excellente, organes intacts, seulement très déprimé, cela se conçoit. Depuis, j’ai repris vingt-deux kilos [sic], bon teint, bon pied, je me sens maintenant en bonne condition physique. Les soins dont j’ai été entouré dès mon retour en France ne sont pas étrangers à ce rétablissement rapide… » Jacques Malsan, lettre tapuscrite à son copain de déportation Raymond [8]

Les rescapés ne restent pas indifférent à l’accueil populaire parisien, qui traduit à la fois de la surprise, un besoin de savoir (qui déclenche l’angoisse de l’impossible réponse) et surtout une grande solidarité : une fleuriste offre un bouquet, le poinçonneur refuse le ticket de métro…

Mais que dire au sujet des « absents » ? Et de sa propre souffrance ?

« A peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. » Robert Antelme, déporté à Gandersheim (dépendant de Buchenwald)

« Je suis restée au Lutetia deux ou trois semaines jusqu’à ce qu’on retrouve ma mère. Quand je l’ai eue au téléphone, la première chose que je lui ai demandée, c’est si mon père était là. Elle est restée évasive : « Reviens, on verra bien, on te racontera tout… ».

Il n’était pas rentré. Ma mère n’osait pas me le dire. Et je lui répétais : « Non non, je ne veux pas rentrer si papa n’est pas là. Je ne veux pas rentrer… J’avais peur. Une peur irrationnelle. La peur de rentrer. Sans mon père. » Marceline Loridan-Ivens [9]

La solitude

« Et maintenant me voilà seule dans ma chambre. Le désespoir me submergeait. J’avais rêvé de la liberté pendant toute la déportation. C’était cela, la liberté, cette solitude intolérable, cette chambre, cette fatigue… » Charlotte Delbo[10]

« Notre petit groupe se trouva presque subitement disloqué, avant même que chacune n’ait pu s’en rendre compte, attirées que nous fûmes dans les divers bureaux… Certaines ne se revirent que très longtemps après… Soudain, … chacune se retrouva seule, amputée subitement de ces affections qui l’avaient soutenue tout au long de ces mois de misère… Pour toutes, ce fut un choc brutal. » Simone Alizon[11]

[1] Yves Jouffa, Le Grand Livre des Témoins, FNDIRP/Ed. l’Atelier, 2005.

[2] Elie-Jacques Picard, cité par Nicole Clarence, Les derniers jours de la déportation, Coll. Résistance, éd. Le Félin. Elie-Jacques Picard, né en 1920, résistant, interné au Fort de Montluc, déporté de Lyon le 11 août 1944 à Auschwitz dans le convoi 78, libéré le 15 avril 1945.

[3] Louise Alcan, Sans armes et sans bagages, Imprimerie d’Art, Limoges, 1946.

Née en 1910, juive, déportée à Auschwitz le 3 février 1944 (convoi n°67)

[4] Revue Yod, n° 21, 1985. Déporté à Auschwitz, le 30 juin 1944 (convoi n° 76).

[5] Joseph Bialot, La station Saint-Martin est fermée au public, éd. Fayard, 2005

De son vrai nom, Joseph Bialobroda, né en 1923, à Varsovie, a été déporté de Lyon vers Auschwitz le 11 août 1944, par le convoi 78.

[6] Renée Eskénazi, La libération des camps et le retour des déportés, M-A. Matard-Bonucci et E. Lynch, éd. Complexe, 1995

[7] Né en 1924 en Ille-et-Vilaine, résistant, arrêté le 1er février 1944, déporté le 4 juin à Neuengamme (matricule 35541) puis Watenstedt-Salzgitter, libéré à Ravensbrück le 30 avril 1945 (déporté avec son frère Georges).

[8] Né le 3 septembre 1919, résistant, déporté le 16 septembre 1943, à Buchenwald (matricule 21598) puis à Dora, libéré de Ravensbrück où il avait été transféré depuis une semaine.

[9] Marceline Loridan-Ivens, Ma vie balagan, Ed. Robert Laffont, 2008.

[10] Charlotte Delbo, Mesure de nos jours, éd. de Minuit, 1971.

[11] Simone Alizon, L’exercice de vivre, éd. Stock, 1996.

Louis Martin-Chauffier, Rédacteur en chef du journal clandestin Libération, de 1942 à 1944, Louis Martin-Chauffier fut interné à Montluc et à Compiègne, puis déporté à Neuengamme et Bergen-Belsen, d’où il est libéré le 27 mai 1945.

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