L’arrivée des premiers déportés

« Des hommes et des femmes commencent à rentrer du pays des morts. Des hommes et des femmes ont donc échappé à la mort, à toutes ces sortes de morts, préparées pour eux par les Allemands, et ont été choisis par le destin pour vivre et retourner chez eux. Désormais Auschwitz, Monowitz, Birkenau, Treblinka, ces noms tragiques, qui devraient vivre à jamais dans nos mémoires si nous étions vraiment des hommes pensants, sont vidés de leur contenu d’horreur quotidienne ; leur présent de tortures et de supplices a glissé tout à coup dans le passé, et il règne un grand silence dans ces lieux qui retiennent tant de cris… » Bulletin du SCDI, 15 avril 1945

Les premiers déportés qui reviennent en France en mars et avril 1945 sont accueillis par des officiels et souvent avec les honneurs militaires.

Arrivée de déportés libérés au Bourget, 18 avril 1945

© Le Bourget, arrivée déportés français 18 avril 1945, coll. Musée de la Résistance nationale – Champigny. Ces déportés bénéficient du premier rapatriement aérien depuis le camp de concentration de Buchenwald, libéré le 11 avril. Il s’agit de personnalités françaises, notamment Henri Manhès (au premier-plan, son matricule encore sur sa veste), Marcel Paul (à l’arrière-plan, en train de discuter avec deux hommes en costume, qui repartira à Buchenwald), dirigeants du Comité des intérêts français, organe de la résistance des Français à Buchenwald. Au premier rang, Julien Cain, Alfred Simoulard, Jean-Gandrey-Rety.

Ceux qui arrivent ensuite ne bénéficient pas de la même solennité, même si les personnes qui les accueillent font montre de beaucoup de bienveillance.

La traversée de Paris en bus, car ou camion, est fréquemment l’occasion de manifestations de sympathie de la part de la population qui identifie les rescapés des camps à leurs tenues rayées, que nombre d’entre eux portent encore, et à leurs visages marqués par les privations.

La difficulté pour les déportés vient souvent des interrogatoires qu’on leur fait subir lors des formalités administratives, très mal ressentis pour des hommes et des femmes qui attendaient moins de méfiance et plus de reconnaissance pour les souffrances subies ou les sacrifices qu’ils ont consentis pour leur pays.

Quelques milliers de rescapés sont rapatriés en France par avion du fait de leur état physique ou de leur notabilité. Ils atterrissent à Villacoublay ou au Bourget.

Témoignage de Yves Béon

 » Les premiers concentrationnaires descendent sur le quai et alors c’est un énorme silence. Les civils regardent ces pauvres créatures et se mettent à pleurer. Des femmes tombent à genoux sans dire un mot. Les détenus avancent, presque timides. Ils avancent vers un monde qu’ils ont oublié, qu’ils ne comprennent pas. Ile voient des terriens, vêtus comme des terriens. Ils les regardent sans dire un mot. Ces êtres qui viennent d’une planète disparue voient juste devant eux d’autres êtres qu’ils ne reconnaissent pas. Là, sous leurs pieds, il y a une frontière, un passage à franchir.

Et alors c’est la ruée sur eux. Des hommes, des femmes se précipitent, une photo brandie à bout de bras : D’où venez-vous ? De Dora ? Avez-vous connu mon frère, mon fils, mon mari. Regardez cette photo, c’est lui.

Les concentrationnaires sont encerclés par une horde de gens qui pleurent, qui crient, qui espèrent. « Ce nom, cette photo, ça ne me dit rien. Mais il y a encore plein de gars en Allemagne et ils reviendront. » Et puis, pris dans ce tourbillon démentiel, ils ne savent plus quoi faire, quoi dire. Encore un peu et ils vont s’effondrer eux aussi. […]

Un peu plus loin, dans la salle des pas perdus, il y a des hôtesses qui accueillent les rapatriés et les conduisent vers des autobus. Des autobus, il y en a des dizaines qui attendent, les uns derrière les autres, et chargent les arrivants. Rien que des places assises, personne debout.

Les autobus partent et descendent vers le centre de la ville. On longe des rues, des boulevards, des avenues. On passe devant l’Opéra…, on aperçoit le Louvre. Les détenus regardent tout cela avec des yeux extasiés. Certains, qui ne sont jamais venus à Paris, n’en reviennent pas. Nom de dieu, qu’est-ce qu’elle est belle, cette ville. C’est tout de même mieux que Dora. »

Yves Béon[1]

Témoignage d’Henri Pasdeloup

« Nous roulons en direction de Berlin. Il fait noir. Nous ne voyons que peu de choses malgré les arrêts et ralentissements provoqués par les trous de bombes. Nous arrivons dans les faubourgs de Berlin au petit jour et sommes souvent arrêtés par des sentinelles de l’armée rouge. Pas une maison n’est intacte, de belles avenues sont obstruées par les décombres. A six heures, nous entrons sur l’aérodrome de Tempelhof. […]

Les plus malades d’entre nous sont installés dans des couchettes, les autres assis. Dans mon appareil, un camarade de Bordeaux appelé Bertrand se propose comme infirmier. Pour beaucoup d’entre nous, c’est le baptême de l’air et certains, dont je suis, ont mal au cœur durant le vol. A 18 h 15, nos six avions se posent au Bourget. Je relève le numéro du mien : 349-750…

Des civils sont là et nous disent de laisser nos bagages, qu’ils se chargent de transporter. Chacun hésite, car nous avons déjà été volés tant de fois… et, si nous avons peu de choses, nous y tenons beaucoup. Aussi attendons-nous nos porteurs pour nous rendre dans un baraquement où une tasse de café au lait nous est servie avec quelques biscuits et des cigarettes… Un examen médical sommaire est pratiqué. Certains obtiennent d’aller directement à l’hôtel Lutetia. Les autres sont répartis dans divers hôpitaux. Avec mon camarade Jean Belly, de Nantes, je suis désigné pour l’hôpital Tenon, où nous entrons en ambulance à 19 heures en ce 24 juin 1945. » Henri Pasdeloup[2]

Le retour des premiers déportés coïncide avec le premier tour des élections municipales du 29 avril 1945

« Nous avons « barboté » tous les panneaux électoraux du boulevard Raspail et les avons installés dans le long couloir de l’hôtel Lutetia qui va de l’entrée jusqu’au restaurant. Nous y avons apposé les photographies envoyées par les familles avec les indications nécessaires à l’identification. Chaque jour, nous écrivions des centaines de lettres de recherche contenant des renseignements essentiels pour retrouver telle ou telle personne. » André Weil

Éric Brossard

[1] Yves Béon, Retour à la Vie, Éd. Tirésias/AERI, 2003.

Né en 1925 en Ille-et-Vilaine, résistant, déporté à Buchenwald le 27 janvier 1944 (matricule 43809), transféré à Dora puis à Bergen-Belsen où il est libéré le 15 avril 1945.

[2] Henri Pasdeloup, Sachso. Au cœur du système concentrationnaire nazi, Amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Plon/Éditions de Minuit, 1982.

Né en 1896, résistant, déporté le 24 janvier 1943 au camp de Sachsenhausen (matricule 59206) puis transféré au Kommando de Heinkel. Très affaibli, il attend son rapatriement en France dans l’infirmerie du camp de Sachsenhausen libéré par les Soviétiques.

Arrivée par avion des déportés de Buchenwald le 18 avril 1945

Au Bourget, à sa descente d’avion, le Colonel Frédéric-Henri Manhès, membre du groupe de résistance « Ceux de la Libération », chargé du Comité des Intérêts français et membre de la Brigade française d’action libératrice au camp de Buchenwald, est interviewé par un journaliste de la Radio française.

Il cite les noms et qualités des personnalités rapatriées :

Général de division, Audibert
Général de division, Albert Chasles
André Marie
, député de Seine-Maritime, membre du réseau de résistance « Georges-France »
Docteur Octave Crutel, député avait voté contre les pleins pouvoirs à Pétain
Colonel Badel
Lieutenant-colonel Emile Mollard, Etat-Major de l’Armée, avait fondé le Comité de la Résistance dans l’Armée
Marcel Ferrières, directeur des Tabacs, membre du réseau Cohors fondé par son beau-frère Jean Cavaillès
Léon Mazeaud, professeur à la Faculté de Droit de Paris
Professeur Charles Richet, Faculté de Médecine de Paris publiera avec le Dr Antonin Mans « Pathologie de la déportation »
Julien Cain, administrateur général de la Bibliothèque nationale
René Musset, doyen de la faculté des lettres de Caen
Robert Waitz, professeur à la faculté des Sciences de Strasbourg
Colonel Mancelle, chef militaire du groupe de résistance « Ceux de la Résistance », Membre du Conseil National de la Résistance
Colonel Doucet, chef du groupe de résistance « Ceux de la Libération » Membre du Conseil National de la Résistance. Son compagnon de résistance et de déportation, le Colonel Paul Schimpff, décèdera quelques jours après son rapatriement le 17 mai 1945.
Marcel Paul, communiste, militant syndicaliste (CGT), secrétaire du Comité des Intérêts français et membre de la Brigade française d’action libératrice au camp de Buchenwald
Albert Forcinal, député de l’Eure, membre du groupe de résistance « Ceux de la Libération »
Eugène Thomas, député du Nord, chef adjoint du groupe de résistance « France au Combat », membre du Comité directeur du Parti Socialiste et le fils Chasles – très malade, transporté sur une civière.
Le lendemain, 19 avril, le journal «Libération» publie la liste complète.

Sont arrivés également (par un autre avion ?) :
Colonel Alfred Heurteaux, as aviation 14/18, député entre les deux guerres
Professeur Suard, de la Faculté de Médecine d’Angers
Docteur Kindberg
Docteur Elmelick
Hewith
, professeur au Conservatoire
Claude Bourdet, membre du Comité directeur de Combat, représentant de Combat au Conseil national de la Résistance
Paul Teitgen
Maurice Nègre
, chef du réseau NAP (Noyautage de l’Administration Publique)
Christian Ozanne
Rémy Roure
, journaliste
Colonel Ganeval, un des responsables du réseau « Marco Polo »
Commandant René Lhopital
Commandant Dagonnet
Capitaine Louis Artous, membre du réseau NAP, membre de la Brigade française d’action libératrice au camp de Buchenwald
Gilibert
Baillou
Lebon
Basset
Langrevin
Paul Bicharzon
Marnot
Maurice Thomasset
, membre du réseau François Shelburn
Docteur Toussaint Gallet, nommé le surlendemain médecin-chef au Lutetia
Docteur Pierre-Louis Fresnel
René Simonin
Jean Gandrey-Rety
, Parolier, fondateur des éditions Chanteclerc, a écrit en 1945 « Chanson de la Déportée », musique de Henri Dutilleux

« Marcel Paul, le colonel F-H. Manhès et le capitaine Louis Artous organisèrent ainsi un groupe secret d’autodéfense, la Brigade Française d’Action Libératrice du Camp de Buchenwald. Lors d’un bombardement allié sur le camp, ils purent récupérer et cacher plusieurs fusils. Le 11 avril 1945, le signal de la révolte est donné d’un baraquement à l’autre. Les Français armés se lancèrent à l’assaut des miradors. Peu nombreuses, décontenancées par cet élan inattendu, démoralisées par la proximité des divisions américaines, les sentinelles capitulèrent. Le bataillon commandé par Artous participa ensuite à une expédition dans les forêts environnantes pour ramener les fuyards, et assura la garde des SS capturés, pour éviter à la fois leur évasion et les actes de vengeance prévisibles qu’ils encouraient. Enfin, Paul, Manhès et Artous ouvrirent les portes du camp aux officiers américains et leur firent visiter ce lieu où près de 300 000 hommes avaient péri dans des conditions barbares. Rapatrié en urgence le 18 avril, le capitaine Artous retourna à la Garde républicaine avec le grade de chef d’escadron. » www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/garde-republicaine

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