« Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. A droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : « Qui est là. – C’est moi.» Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans un centre de transit : « Je suis revenu, je suis à l’hôtel Lutetia pour les formalités. » Il n’y aurait pas de signes avant-coureurs. Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses qui sont possibles. Il en revient tout de même. Il n’est pas un cas particulier. Il n’y a aucune raison particulière pour qu’il ne revienne pas. Il n’y a aucune raison particulière pour qu’il revienne… Il faut que je fasse attention : ça ne serait pas extraordinaire s’il revenait. Ce serait normal. Il faut prendre bien garde de ne pas en faire un événement qui relève de l’extraordinaire. L’extraordinaire est inattendu. Il faut que je sois raisonnable : j’attends Robert qui doit revenir… Je ne sais plus quand je me suis retrouvée devant lui, Robert. Je me souviens des sanglots partout dans la maison… » Marguerite Duras
« Ce lieu, il est sacré, il m’a rendu ce que j’avais de plus cher. J’y ai retrouvé ma mère et ma soeur, rescapées des camps de concentration. C’est à la fois le bonheur et la matérialisation du malheur : voir tous ces visages qui comme moi cherchaient les leurs. On venait tous les jours, dans l’espoir de retrouver nos proches, un peu comme les arrivages de la marée. Les salons d’en bas, c’était l’enfer ou le paradis. Et cette odeur? C’était celle, fade, de la mort. Ils la portaient tous dans leurs robes rayées, sans rien en dessous. C’était très étrange, bouleversant et anormal. Une approche tellement profonde de l’horreur que ça en est poétique. » Juliette Gréco, Journal du Dimanche, 31 octobre 2009.
« Il y avait là auprès de moi, à Lutetia, où je l’ai souvent accompagné, un homme pour qui j’avais la plus grande vénération, c’était l’historien Jules Isaac, l’auteur des manuels scolaires. Sa femme et sa fille lui avaient été enlevées, il n’avait jamais eu de nouvelles, et il attendait… attendait. (…) Je partageais avec lui et avec ses fils la douleur de ne pas revoir celles qu’il espérait. Mais à ce sentiment se mêlait aussi la joie de savoir que ceux qui rentraient avaient tenu et que le régime hitlérien n’était pas parvenu à les achever, de sorte que je puisais dans ce retour des déportés une salubre foi dans l’homme [1]. » Jacques Madaule
Libérée le 22 avril 1945 à Sigmaringen, Yolande Ferié de Thiérache écrit, le 17 mai 1945, à son amie Annie de Montfort [2] :
« Annie chérie, je souhaite de tout cœur que vous ayez fait partie de ce 1er convoi de rapatriées de Ravensbrück…. Et que ma lettre vous trouvera enfin à Paris au milieu des chers vôtres. J’ai donc pensé à vous depuis ce fatal 1er novembre qui nous a séparées. Je n’oublierai jamais l’amie, la sœur adorable, que vous avez été pour moi pendant ces heures tragiques. Parlez moi vite de votre santé, je vous ai laissée en si mauvais état… [3] »
Elle apprit plus tard que son amie était décédée le 10 novembre 1944 à Ravensbrück.
Nul ne sait combien rentreront…
[1] Jacques Madaule, Le Grand Livre des Témoins, FNDIRP/ éd. l’Atelier, 2005. Président du Comité national des écrivains.
[2] Annie de Montfort, née à Paris le 16 décembre 1897. Avec son mari entre au réseau Kasanga-Gallia de la Résistance polonaise en France. Arrêtée en mars 1943 à Grenoble, emprisonnée à Fresnes, déportée à Ravensbrück par le convoi du 31 janvier 1944. Y meurt d’épuisement le 10 novembre 1944.
[3] Dossier Henri et Annie de Montfort de la Société Historique et Littéraire Polonaise – Bibliothèque Polonaise de Paris, AKC.4510.